Tribune publiée dans l’Opinion le 19 avril 2023
Par Jean-Christophe Fromantin, Délégué Anticipations, Chercheur-associé Chaire ETI, IAE Sorbonne, Christian de Boissieu, économiste, Kako Nubukpo, économiste, François-Xavier Oliveau, essayiste, et Christian Walter, actuaire, cotitulaire Chaire Éthique et finance – cycle Anticipations 2023
Oser des anticipations économiques suppose la prise en compte d’un contexte jalonné de crises, d’une nouvelle donne qui sort du seul champ des sciences économiques ; de tensions qui naissent justement d’extrapolations qui ne suffisent plus à préparer l’avenir. Le nouvel espace de réflexion n’est plus linéaire, il est incertain, et par conséquent fragile ; il est difficile à prévoir, sauf à nous extraire de modèles dont nous avons encore l’illusion qu’ils nous protègent. Les crises en témoignent. Les modèles que nous croyions stables s’avèrent obsolètes voire contreproductifs ; nos certitudes sont chaque jour d’avantage ébranlées.
Deux facteurs que nous avons du mal à appréhender participent des tensions et de conflictualités nouvelles : le temps et les échelles.
Deux facteurs que nous avons du mal à appréhender participent des tensions et de conflictualités nouvelles : le temps et les échelles. L’un comme l’autre relève d’une complexité grandissante dont notre positivisme révèle les limites. Qui maîtrise le temps ? Existe-t-il une temporalité commune à la compréhension des enjeux auxquels nous devons faire face ? Les défis du temps longs sont-ils fongibles dans la gestion de l’immédiateté qui caractérise la société numérique ? Notre propre relation au temps induit de nouveaux comportements, éloignés de ceux qu’inspiraient jusqu’à présent des modèles (trop) bien encadrés dans des fourchettes et des graphes : lorsque nous passons plus de 3h00 par jour sur les réseaux sociaux ; lorsque l’abondance provoque chaque année plus de décès par l’obésité que par la malnutrition ; ou lorsque que le travail rémunéré ne représente plus que 12% de notre existence ; qui pourrait croire que le temps s’appréhende sur les standards habituels ? Malgré cela nous restons engoncés dans des modèles linéaires qui ressemble au « long fleuve tranquille » dont le cinéma avait si justement pointé les limites.
L’appréhension des échelles démontre aussi des asymétries croissantes dans les tensions que nous connaissons. L’absence de gouvernances adaptées aux enjeux montre explicitement nos difficultés à considérer les espaces à partir desquels émergeront des solutions. Cela vaut pour la régulation des ressources naturelles comme pour la maîtrise des interconnexions financières dont les crises révèlent les pathologies systémiques.
Notre persistance à considérer l’arrière-plan de l’économie comme un paradigme sage et linéaire risque progressivement de nous faire perdre la maîtrise de notre destin.
Notre persistance à considérer l’arrière-plan de l’économie comme un paradigme sage et linéaire risque progressivement de nous faire perdre la maîtrise de notre destin. D’autant que le processus d’accélération des échanges, comme en témoigne l’après-Covid, n’est pas fondamentalement remis en cause ; ni d’ailleurs l’abondance que le progrès technologique va continuer à alimenter au-delà de notre imagination. L’approche de l’économie par des scenarios, mêlant des facteurs sociologiques, historiques ou géographiques, constitue probablement l’optique nouvelle d’une analyse économique moderne. L’anticipation doit apprendre à intégrer des hasards plus sauvages que raisonnables. Ces scenarios trouvent un début de construction dans une approche fine de la géographie. Réaligner les enjeux en partant de là où les gens vivent, offre une option particulièrement pertinente. Trois axes nourrissent cette approche : le premier procède des asymétries entre la circulation des marchandises, du travail et des capitaux. La carte de la finance n’est pas alignée sur celle des échanges économiques, ni avec celle du travail. Les capitaux quittent des pays qui en auraient besoin les empêchant de transformer leurs matières premières ; la technologie est sans frontières, la recherche s’applique souvent loin de là où elle s’initie ; les mécanismes de subventions économiques créent des écarts grandissants dans les courbes de compétitivité (les rendements dans l’agriculture varient de 1 à 400 entre le Sénégal et les USA) ; la répartition des DTS laisse peu de chances à ceux qui en auraient le plus besoin pour mettre à niveau leur système productif (l’Afrique était crédité de 35 milliards de $ sur les 650 milliards émis par le FMI et arriverait autour de 80 milliards par la solidarité internationale). Le silence, voire l’incurie des organismes de la gouvernance économique mondiale pour corriger ces asymétries géographiques, corrobore ces incohérences et les instabilités qui en découlent.
Au fur et à mesure que le temps libre gagnera sur le temps de travail, comme il le fait depuis deux siècles, nos choix seront progressivement déterminés par nos projets de vie au détriment des injonctions professionnelles.
Le second axe procède d’une reconfiguration du travail. Dans les pays occidentaux, la baisse du temps de travail rémunéré au bénéfice d’activités nouvelles plus personnelles ouvre un nouveau champ d’engagement dont il est probable qu’il s’inscrive dans un espace socioéconomique libéré des contingences professionnelles. Au fur et à mesure que le temps libre gagnera sur le temps de travail, comme il le fait depuis deux siècles, nos choix seront progressivement déterminés par nos projets de vie au détriment des injonctions professionnelles. Pour reprendre la distinction d’Hannah Arendt, l’oeuvre reprend progressivement sur le travail. La marque d’intérêt croissante pour les lieux de vie plus apaisés confirme cette tendance. Cultiver son potager ou repeindre son garage soi-même, caractérise une économie du travail qui échappe aux modèles linéaires. Le travail doit s’appréhender dans une dimension nouvelle, également sur le plan géographique. Une meilleure localisation des talents et de l’innovation est indispensable : à la fois dans les pays en développement pour stimuler leur système productif et valoriser leurs matières premières ; mais aussi dans les pays développés où la localisation des talents comme de l’innovation ne doit pas être oublié au profit de relocalisations assez hypothétiques. Les gains en compétitivité qui procèdent des chaines de valeur ont peu de raisons d’être remis en cause compte-tenu des avantages qu’ils procurent aux actionnaires comme aux consommateurs.
Le troisième axe tient à notre maîtrise des risques. Le choix de bonnes échelles implique que les risques soient appréhendés à la maille des espaces sur lesquels ils portent. A chaque territoire correspond une morphologie des risques ; ceux qui y vivent, ne doivent pas subir des arbitrages qui les dépassent. Or, quand les risques s’appréhendent selon des moyennes statistiques, ou quand les interconnexions économiques ou financières sont indifférentes aux contingences territoriales, le risque s’accroit que des externalités viennent remettre en cause la linéarité des prévisions et l’efficacité des mécanismes de protection. Le risque alimentaire en Afrique n’est pas cohérent avec l’insertion massive de ses matières premières au sein des zones productives asiatiques. Le risque d’une crise alimentaire est consubstantiel d’un désalignement entre le territoire et ses ressources.
« L’État national est devenu trop grand pour gérer les petites choses et trop petit pour gérer les grandes choses. » disait Daniel Bell. Ces dysfonctionnements d’échelle que pointait le sociologue américain dans les débats sur la mondialisation s’incarnent dans les tensions économiques que nous connaissons. Les mécanismes de régulation ont décroché. Nos lunettes ne corrigent plus les dérives et peinent à anticiper les dispositions à prendre. Une perspective économique suppose que nous soyons attentifs à ce que les échelles et le temps ne soient pas contingentes d’une technologie, ni même d’une science, mais de toute celles qui participent d’une éthique authentique et respectueuse de chaque Homme.