Article publié dans Les Echos le 19 mars 2024. Bernard Attali, conseiller maître honoraire à la Cour des comptes et ancien délégué à la Datar, Thierry Bolloré, ex-dirigeant du groupe Renault et de Jaguar Land Rover, Jean-Christophe Fromantin, délégué général d’Anticipations.
La crise de l’immobilier et les révolutions en matière de mobilités – avec en toile de fond, la transition énergétique – doivent nous inciter à mettre la question « Aller où et comment ? » au cœur des anticipations ; et à réinventer une véritable planification sur le long terme. Car la réponse n’est pas tant celle des ajustements, que celle d’une approche holistique des paramètres socio-économiques, qui participent de cet enjeu.
Pour ouvrir une nouvelle ère d’économie politique, il faut échapper à la tentation jacobine. Pour s’intéresser au « où » – dont les crises des bonnets rouges ou des gilets jaunes, mais aussi celle du logement dans les métropoles, témoignent d’une sensibilité nouvelle – nous devons penser autrement ; et prendre en compte les profondes aspirations à une meilleure qualité de vie. Or, dans une partie de la France, éduquer ou se soigner coûte cher ; dans l’autre, se loger avec suffisamment d’espace et de nature, est inaccessible. Les extrémités du spectre sont en crise. Si la performance économique et l’emploi sont encore au cœur des critères de choix d’aménagement du territoire, pour des causes évidentes de développement et de financement du modèle social, il est temps d’accepter que la qualité de vie et de l’environnement ne soit plus une option, mais une composante centrale du « Aller où et comment ?». Les « scenarios de l’inacceptable », tels que les nommait la Datar (Délégation à l’Aménagement du Territoire et à l’Attractivité du Territoire) pour pointer les angles morts de l’aménagement du territoire, s’additionnent. Un sentiment de mal-être ou d’isolement interpelle la cohérence, voire l’efficacité des décisions.
Alors qu’on espérait que la décentralisation suffirait à compenser l’absence de vision d’ensemble au nom d’une saine émulation entre les territoires, force est de constater qu’elle est nécessaire mais pas suffisante. Un pays ne peut pas répondre au « Aller où et comment ? » sans un référentiel solide, sans vision d’ensemble de l’armature territoriale et de ses dynamiques.
Si au cours des dernières décennies la métropole a eu tendance à s’imposer comme le lierre de la modernité, on observe une libération de la réponse au « Aller où ? ». Les regards ont changé. La ville moyenne ou le village réapparaissent comme des lieux vers lesquels les ménages se projettent : avec davantage d’espace, sur des échelles humaines, au plus près d’une nature qui incarne un art de vivre. Si les mouvements démographiques sont encore hésitants – France Stratégie parle de « desserrement urbain » et l’INSEE remarque le déficit migratoire des métropoles –, la géographie se redécouvre.
Cependant, l’évolution du « où » interroge le « comment ». Elle est la conséquence d’une mobilité numérique qui libère et stimule le télétravail ; d’une frugalité énergétique qui interpelle nos transports ; d’un périmètre d’approvisionnements à nouveau questionné, entre le globe et les circuits courts ; et d’une mobilité qui se construit dans un mix, du vélo au train en passant par la voiture, individuelle ou partagée. Tout change. Imaginer que nous passerons du pétrole vers les énergies propres à organisation constante est illusoire. C’est un nouveau modèle de société qu’il faut imaginer, sans dégrader les équilibres, en revalorisant les richesses de notre géographie ; celles dont chaque village et chaque ville sont les dépositaires ; celles dont notre économie se nourrit pour promouvoir ses avantages comparatifs.
Les tensions viennent de notre difficulté à mettre en perspective ces anticipations. Traiter séparément, dans le temps et l’espace, le « Aller où ? » du « Comment ? » entraine vers une impasse. L’aménagement du territoire est l’incarnation d’une vision, dans une dialectique entre nos territoires et l’État, avec la contractualisation et la décentralisation comme moyens pour mettre en œuvre une politique moderne. Cette vision passe par une liberté de mouvement, pour laisser à chacun l’opportunité de construire son projet de vie là où il le souhaite.
Mais la route est longue. La rigidité des modèles d’organisation est en conflit avec les dynamiques de mobilité ; les infrastructures sont en retard sur les flux ; nous avons confondu, métropolisation et métropolarisation. Il est urgent de repenser une politique d’aménagement du territoire en phase avec son temps.