Article publié dans Les Echos le 7 février 2024. Jean-Christophe Fromantin, Délégué général d’Anticipations, Chercheur-associé IAE-ETI-Paris-Sorbonne, Marguerite Léna, philosophe, Guillaume Leboucher, Chief Data Officer, Fondation IA pour l’école.
L’émergence accélérée de l’IA pose avec acuité la question de son usage dans l’éducation. Avons-nous besoin de cette « intelligence » pour améliorer l’enseignement ? L’enjeu est majeur. Les positions sont loin d’être tranchées. Mais la vitesse de diffusion de l’IA nous amène à hâter nos prises de position.
Quelques postulats permettent d’orienter la réflexion, ils sont de trois ordres :
Le premier est de reconnaitre qu’en matière d’IA, on ne parle pas d’intelligence à proprement parler, mais de calcul probabiliste ou d’enchainements algorithmiques qui puisent et combinent les milliards de données à sa disposition. Or, l’intelligence humaine n’est pas réductible au calcul. Elle intègre à la fois une pensée, et par conséquent une intentionnalité. Cette double qualité permet d’accéder à deux dimensions qui échappent à l’IA : la capacité de création – ou de commencement – ; et l’accès à la vérité, en tant qu’elle ne relève pas d’une statistique mais d’un discernement qui est œuvre de l’esprit.
Le deuxième postulat interroge non pas l’IA, mais les profils et les intentions des acteurs de l’IA. Si l’éducation devient un marché, à la main d’acteurs dont les motivations vont au-delà de l’éducation, il est à craindre que l’outil prenne le dessus sur ce pour quoi il mérite d’être développé. C’est pourtant l’économie vers laquelle nous nous orientons. Or, nous ne pouvons concevoir l’IA dans l’éducation qu’à la mesure de ce que doit être et rester l’éducation : une formation de l’esprit pour permettre à une génération nouvelle d’accéder à sa propre humanité. Un capitalisme de l’intelligence marquerait la fin de l’humanité. En cela, l’IA engageun enjeu politique central dont il nous appartient de nous saisir.
Le 3ème postulat questionne notre capacité à poser des contre-poids à l’IA. « Il faut tout un village pour élever un enfant » ; ce proverbe africain dit parfaitement combien l’éducation ouvre sur l’entièreté de la personne et pose des limites dont l’intelligence a besoin pour découvrir des valeurs, la culture du respect et le sens du compromis. L’intelligence ne se conçoit pas en dehors d’un système relationnel authentique dont l’esprit, le corps et la matière, tous réunis, forment l’humus. Pour cette raison, l’IA doit s’inscrire dans un projet éducatif qui pose clairement les règles d’autorité, de relations et d’enseignement qui situent précisément le cadre de son usage.
Autrement dit, l’IA n’a de sens que dans une perspective qui la dépasse ; qui permet de grandir en tirant de nous-mêmes « plus » que ce que nous sommes. Ce dépassement n’est possible qu’en créant les conditions de l’accueil, de l’altérité et du surgissement de l’inédit, ce que l’IA ne pourra jamais faire, compte-tenu de sa constitution. Par conséquent, son intérêt pour l’éducation ne se pose, ni en termes desubstitution, ni d’augmentation artificielle de l’intelligence humaine, mais en tant qu’elle nous permet de challenger les méthodes éducatives.
Plusieurs pistes sont d’ores et déjà ouvertes : dans le domaine de « l’adaptative learning » pour fluidifier le parcours de chaque élève en adaptant ses connaissances à son rythme d’apprentissage ; dans le domaine des neurosciences, pour mieux ajuster les orientations des élèves à leurs facultés physiques et cognitives ; ou encore dans le domaine de « l’immersive learning » pour illustrer des approches techniques, mais aussi géographiques ou historiques, et faciliter la contextualisation des apprentissages.
Poser des questions, et amener à se poser les bonnes questions, sont les deux piliers d’un système éducatif. Ils participent d’un parcours, jalonné d’efforts, de recherches et de limites, qui va donner à l’élève le goût de l’exploration, de la découverte et du partage. Or, l’IA n’est incompatible, ni avec l’un, ni avec l’autre. Dans le 1er cas, elle participe d’un élargissement de la relation entre l’élève et le professeur dans la mesure où ce ne sera plus tant la réponse académique qui alimentera l’échange mais le sens de la question, la médiation et le dialogue qui en découleront ; dans le second cas, se poser les bonnes questions, renvoie à une intériorité dont la connaissance offerte par l’IA attise la curiosité. Là encore l’IA ne serait une menace que dans la mesure où elle s’inscrirait dans une perspective de remplacement. Elle est en revanche un atout dès lors qu’elle permet d’approfondir la connaissance de ce que nous sommes et voulons devenir.
Si le « par-cœur » a encore de beaux jours devant lui, c’est bien parce que l’IA ne pourra jamais remplacer l’effort de mémoire dont notre intelligence se nourrit pour alimenter notre esprit critique et notre élan.