Une plongée dans le « temps large »
Anticipare’ auraient dit nos ancêtres latins : prendre (capere) les devants (ante). Prendre les devants sonne comme une évidence quand on est chef(fe) d’entreprise. N’est-ce pas ce que l’on attend d’elle ou de lui ? Donner un cap, imaginer les tendances, envisager les risques et opportunités, essayer une plongée dans le « temps large » … Un programme classique, mais une notion pourtant bien plus complexe qu’elle n’y paraît en ces temps incertains.
Ce monde nous oblige à nous adapter en permanence. La multitude de directions et de choix possibles impose d’accueillir le doute. Accepter le risque que l’on prend, en décidant, puis garder le cap. Faire preuve d’agilité, parfois changer de chemin en cours de route, tout en poursuivant dans la même direction pour atteindre ses objectifs. Anticiper, ce n’est pas seulement « prendre les devants », c’est aussi s’assurer du déploiement au bon moment et offrir un terreau fertile. Anticiper, c’est a minima garantir la croissance et donc la survie d’une entreprise, d’une société, ou la projeter dans le monde d’après. Lorsque Accor lance en 2017 Wojo dans le domaine du coworking, le groupe anticipe les modes de fonctionnement évolutifs dans le domaine du travail, aujourd’hui accélérés par la pandémie.
Anticiper, cela veut dire oser prendre des risques mais aussi faire germer des idées, proposer aux autres de construire le monde de demain, celui qui intégrera de nouvelles dimensions et donc faire évoluer les mentalités en conséquence. Favoriser l’esprit d’anticipation c’est favoriser un autre regard, c’est s’autoriser, et encourager les autres à penser différemment.
Sébastien BAZIN
Président directeur général du groupe Accor
Parrain de la promotion 2022
Dans un monde où tout s’accélère, sommes-nous encore capables – et disponibles – pour s’extraire de notre quotidien et s’intéresser au « temps large » ? Ce temps grâce auquel nous essayons de percevoir la multitude de « signaux faibles » afin de préfigurer les tendances et les métamorphoses en germe. C’est l’exercice inédit que nous avons fait pendant six mois avec 25 cadres-dirigeants et hauts-fonctionnaires qui ont croisé leurs regards, échangé leurs analyses, confronté leurs prévisions et rencontré quelques éclaireurs d’autres horizons …
De ce « laboratoire » de prospective, nous avons dégagé quelques anticipations qui vont vraisemblablement chambouler nos modes de vie et revisiter l’organisation du travail.
S’il est difficile de restituer plus d’une centaine d’heures de travaux, d’échanges et de controverse, nous avons proposé neuf tendances dont nous pensons qu’elles seront déterminantes et structurelles à court ou moyen terme. Elles naissent pour la plupart d’une convergence de phénomènes, liés aux effets des crises récentes, aux accélérations technologiques, au besoin de ré-enracinement et à l’urgence écologique. La concordance de ces phénomènes participe d’une révolution copernicienne qui bouleversera nos organisations.
Parmi ces tendances, nous avons surligné quelques principes essentiels.
Le premier s’inscrit dans un alignement des valeurs. Là où nous distinguions, vie privée, vie professionnelle, nous assistons à une mise en cohérence des valeurs qui nous animent. Vivre pleinement et authentiquement – travailler, consommer et se détendre – s’accordera dans un mode de vie de plus en plus choisi. Julia de Funès nous rappelait l’importance de cette unicité et les conséquences qu’elle va entrainer sur l’évolution de nos modes de vie. Nous allons « habiter » plutôt que « nous loger », « travailler là où nous voulons vivre », placer le bien-être avant notre réussite ; nous intéresser aux « effets secondaires » de chacune de nos décisions etc.
Des tendances qui s’inscriront dans une forme de décentrement. C’est le deuxième principe. Le sociologue Jean Viard, présent à notre séance de clôture, soulignait que si l’exode rural que nous avons connu au XIXème siècle était contraint, l’exode urbain qui s’amorce sera libératoire. Il donne accès au « logement spatial » plutôt qu’au « logement social », ouvrant à chacun l’opportunité de réaliser son projet de vie. Cette libération va de pair avec une promesse technologique inédite. L’émergence d’expériences parallèles sur le métavers revisite les centralités. Nous pourrons participer à une réunion au siège de notre société en travaillant dans la grange que nous restaurerons au cœur de la Creuse. Nous ne reviendrons pas sur les nouvelles libertés auxquelles les technologies nous permettent d’accéder.
Mais ces technologies ne sont ni neutres, ni gratuites. C’est le troisième principe. Les technologies supposent une grande vigilance et beaucoup de maîtrise, faute de quoi elles nous transformeront, sans états d’âme, en data monétisables ; elles entraineront des effets géopolitiques sans précédents eu égard aux consommations de terres rares, nouveau carburant du XXIème siècle ; elles devront rester un moyen plutôt qu’une fin, au risque que nous en perdions le sens et l’intérêt. Jean-Dominique Senard, Président de Renault et défenseur d’un capitalisme responsable a mis en garde sur les emballements et sur l’importance d’une vision humaine et raisonnée de l’innovation.
« Notre planète est stable depuis 15 000 ans, elle se remettra sans difficultés de nos excès, nous rappelait Bruno David, Président du Muséum d’Histoire naturelle. En revanche c’est nous qui sommes menacés si nous ne remettons pas en cause les modes de vie que nous avons adoptés ». Là est sans doute le message clé de cette session. L’accélération du temps pointe l’urgence de l’anticipation.
Merci à tous ceux qui ont participé ou sont intervenus lors de cette expérience ; à Sébastien Bazin, Président du Groupe Accor, qui a donné le Top départ en nous orientant vers l’option du temps large ; à Jean-Dominique Senard et Jean Viard qui ont partagé nos analyses ; et au Collège des Bernardins qui a accueilli notre séance conclusive. Rendez-vous en 2023 pour un nouveau cycle d’Anticipations …
Jean-Christophe Fromantin
Président du Conseil d’orientation du programme Anticipations
Maire de Neuilly-sur-Seine
Quelques anticipations issues du programme
Séquence ontologie
- Le renouveau des échelles humaines
De nombreuses innovations répondent aux attentes de qualité de vie, mais ne répondent pas aux aspirations d’idéal de vie. Or, les besoins d’espérer, de croire et de partager sont essentiels à la nature humaine.
Nous pensons qu’il est urgent de remettre l’individu dans un environnement et des échelles spatio-culturelles susceptibles à la fois de reconnaître son utilité et de renforcer les affinités et les solidarités. Le renouveau des « échelles humaines » sera une condition indispensable à un meilleur équilibre de la société.
- Les effets secondaires et le for intérieur
Une nouvelle cinétique de la performance, rythmée par la recherche de bien-être, d’authenticité et d’utilité, va progressivement s’imposer dans tous les domaines.
Nous prévoyons que chaque individu intégrera progressivement dans son questionnement intime les effets secondaires induits par ses actes et sa consommation. Chacune de ses décisions, personnelles ou professionnelles, sera spontanément pesée à l’aune de ses impacts sur sa santé, son cadre de vie ou sur l’environnement.
- Habiter plutôt que se loger
Les effets combinés de la densité (l’attrition de l’espace vital) et de la technologie (l’artificialisation des relations humaines) donnent un sentiment de vie hors-sol. Habiter va devenir plus important que se loger. L’intensité va prévaloir sur la densité. Cela va progressivement remettre en cause les injonctions d’hyperdensité métropolitaine.
« Nous allons revenir à l’histoire naturelle car nous sommes consubstantiels du vivant »*
Nous anticipons une accélération de l’exode urbain pour ne plus être privé d’espace vital, pour renouer avec la nature, mieux vivre et restaurer des convivialités authentiques.
Les intervenants
Cécile Maisonneuve, senior fellow, Institut Montaigne.
Manuelle Gautrand, architecte.
Pr Franck Bayle, psychiatre et professeur à l’Université de Paris.
Mgr Matthieu Rougé, docteur en théologie, évêque de Nanterre, essayiste.
*Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle.
Sandra Weber, directrice de la stratégie du groupe Galeries Lafayette.
Séquence Technologie
- Un nouveau cycle de destruction créatrice
Le cycle de maturation d’une recherche jusqu’à sa diffusion de masse est d’environ 25 ans, modulo les aléas psychologiques, physiologiques ou sociologiques qui tempèrent sa vitesse d’absorption et sont difficiles à anticiper. Ce cycle s’accélère par des effets de convergence que combinent l’intelligence artificielle et le Web3 ; mais aussi par l’agenda plus ou moins contraint de la décarbonation.
La faculté d’adaptation des entreprises et des administrations publiques va être mise à rude épreuve. Nous anticipons un besoin urgent de « reskilling » des ressources humaines pour passer ce cap. La formation va connaître une révolution copernicienne.
- Real life/Meta life, l’émergence de multiples expériences
L’émergence d’un nouvel espace public, miroir facilitateur de nos envies, va revisiter nos interactions économiques, sociales et professionnelles. Nous vivrons dans plusieurs mondes qui s’incarneront dans différentes communautés d’affinités.
Nous projetons l’expansion très rapide de ces mondes virtuels. Ils n’effaceront pas le besoin de contact physique, au contraire ; mais nos organisations ne réussiront à garder le contact dans la vie réelle qu’à condition d’accélérer les initiatives « phygitales » et expérientielles. Ils participeront également d’une requalification des territoires à faible densité que ces technologies libèrent des centralités traditionnelles.
Les intervenants
Olivier Ezratty, consultant, enseignant, auteur.
Natacha Hochet Raab, managing director de Fred (Groupe LVMH).
Sébastien Massart, directeur de la stratégie de Dassault Systèmes.
Michel Authier, mathématicien, philosophe et sociologue.
Guillaume Leboucher, fondateur d’Openvalue.
Séquence « Modèles économiques »
- Le sens et la cohérence comme boussole
Le regard porté sur l’entreprise change ; elle va davantage s’inscrire comme partie prenante des projets de vie de chaque collaborateur.
De fait, nous choisirons de travailler dans des entreprises dont les valeurs collectives s’alignent avec nos propres valeurs et l’entreprise devra de plus en plus s’adapter aux modes de vie que nous aurons choisis. Cela confirme la dimension holistique de l’individu qui cherche moins à segmenter sa vie qu’à la construire dans une forme d’unicité.
- Les nouvelles valeurs de la consommation
Le rythme de consommation des dernières décennies aboutit à une impasse. Des modèles vertueux et des cycles de circuits courts émergent en réaction à l’hyperconsommation ; ils s’inscrivent dans de nouveaux récits qui font sens pour le consommateur (attente de 90% de la génération Z).
Nous anticipons une évolution de la consommation qui va s’incarner dans des valeurs nouvelles. L’héritage, l’expérience, la solidarité ou le lien avec la nature deviendront des valeurs consubstantielles de l’intérêt suscité par les produits (conformément au principe d’unicité évoqué dans l’Anticipation précédente).
Les intervenants
Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine, spécialiste des marchés de matières premières.
Nicolas Bouzou, économiste.
Éric Groven, président de Sogeprom.
Julia de Funès, philosophe et auteure.
Augustin Paluel-Marmont, fondateur de Michel & Augustin.
Gilles de Margerie, commissaire général de France Stratégie.
Kim Lewin, influenceuse.
Geneviève Férone, créatrice d’ARESE et enseignante à Centrale Supélec sur les sujets d’économie circulaire et d’écologie industrielle.
Séquence géopolitique
- Le choc des métaux rares
Une nouvelle géopolitique émerge de nos dépendances croissantes aux métaux rares. Ces besoins ont été peu anticipés ou sécurisés, alors qu’ils conditionnent les performances de nos industries du futur. Il va falloir réaligner nos ambitions industrielles avec les flux d’approvisionnement nécessaires.
Nous prévoyons une reconfiguration des relations internationales, de nouvelles alliances et des partenariats stratégiques dans les relations économiques et politiques entre les grands acteurs publics et privés.
- De nouvelles régulations en germe
Les effets conjugués de la crise écologique et de l’accélération technologique ouvrent de puissantes fractures avec en germe des ondes de choc socio-économiques particulièrement violentes.
Nous anticipons un nouvel acte de la mondialisation, davantage axé sur la coopération et les valeurs partagées, autour des besoins de régulation que posent trois grands enjeux : la transition énergétique, l’alimentation et la régulation financière.
Les intervenants
Jean-David Levitte, ambassadeur de France.
Xu Bo, ancien diplomate chinois, commissaire de l’Exposition universelle de Shanghai.
Jean-Charles Decaux, directeur général JCDecaux;
Olivier Bariety, ancien responsable au sein du Commandement des Opérations spéciales (COS), consultant en intelligence économique.
Séance de clôture du programme
- Le retour des échelles humaines
Jean-Dominique Senard, Président de Renault.
Jean Viard, sociologue.
Pour aller plus loin, découvrez la tribune : Le retour des échelles humaines. Par Jean-Christophe Fromantin, Président du programme Anticipations, Jean-Dominique Senard, Président de Renault et Jean Viard, sociologue. Tribune publiée dans Les Echos le 21 octobre 2022.