Se loger n’est pas habiter …

Oct 21, 2024

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Article publié dans le n°531 de la revue Servir des anciens de l’ENA-INSP – octobre 2024. Jean-Christophe Fromantin.

Les politiques de logement s’enchainent sans être véritablement efficaces. En parallèle, des sentiments de mal-être, de délaissement, voire de déclassement touchent de plus en plus les populations, rurales comme urbaines. Dans un monde qui change, la question de pose par conséquent d’un regard nouveau sur les aspirations des Français à habiter.

La crise du logement – ou plutôt les crises du logement – participent d’un cycle régulier fait de hausses et de baisses, indexées le plus souvent sur des paramètres macroéconomiques, économiques et financiers. Des mesures législatives et leur lot d’avantages fiscaux, mais aussi des durcissements de la loi SRU, s’invitent dans le récit afin de corriger ses oscillations. Mais une question n’est que trop rarement posée : celle des aspirations et des projets de vie des Français. Elle se pose différemment de celle du logement ; elle interroge l’idée « d’habiter » dans toutes les dimensions du verbe. Or, les tensions répétées de la société, et la dépression collective dont les symptômes se multiplient, doivent nous amener à prendre de la hauteur. Plutôt que d’empiler des textes législatifs, une vision large et pluridisciplinaire mériterait d’inspirer nos politiques dans ce domaine.

L’idée d’habiter – celle qui permet à chacun de réaliser son projet de vie – est naturellement au cœur du projet politique ; le reste est contingent. Pour autant, les politiques de logement procèdent systématiquement d’une approche utilitariste. Elles partent d’un postulat de densification, hérité des besoins en main d’œuvre de la révolution industrielle, puis de la tertiarisation de l’économie, actualisé par la frugalité foncière liée aux enjeux environnementaux. La métropolisation du monde a façonné l’arrière-plan d’une approche quantitative qui consiste à loger de plus en plus de monde sur de moins en moins d’espace ; en ajoutant l’idée (saugrenue) de mettre la « nature en ville », pour se donner bonne conscience. Pour autant, avons-nous posé la question essentielle : Où et comment les Français veulent vivre ? Elle est pourtant centrale, et se pose à différents titres :

Les cycles de concentration et de dispersion des populations démontrent s’il en est besoin que les dynamiques populationnelles sont structurellement et historiquement centrifuges ; la concentration dans l’espace procède de différents phénomènes, plus ou moins longs, liés aux religions, aux guerres, aux cycles de progrès. La principale raison qui nous amène à nous interroger sur l’avenir de la densité des métropoles tient au fait que leur développement foncier et immobilier, lors des périodes d’accélération, est davantage dicté par des règles d’optimisation économique et financière au détriment des équilibres organiques qui participent du développement durable des villes (Lewis Mumford, La cité à travers l’histoire, 2011). L’Homme est spontanément attiré vers des échelles humaines, plus proches de la nature.

Les mouvements observés aujourd’hui reflètent cette dynamique centrifuge. De nombreux sociologues pointent les déséquilibres fondamentaux qu’induit un excès d’urbanisation avec une dégradation des facultés d’émerveillement ou d’altérité (Rosa, Résonnance 2018). La philosophe Simone Weil (L’Enracinement, 1942) alertait sur les risques de déracinements et ses effets collatéraux. Bruno Latour (Où atterrir ? 2017) ouvre la transition, d’un modèle social vers un modèle géosocial, préférant les réalités de la terre à celles du globe.

La question est régulièrement posée aux Français par les spécialistes de l’opinion. Les réponses corroborent très nettement ces approches, pour les raisons évoquées ci-dessus. L’envie de « villages » et de « villes moyennes » oscille entre 70 et 85% des répondants selon les périodes et les instituts de sondage ; avec une attente plus forte de la part des nouvelles générations. Ce mouvement est motivé par une recherche de proximité avec la nature ; par un besoin de lien social ; et par la prise en compte d’une architecture technologique en réseau qui permet progressivement d’accéder à des services réservés jusqu’à présent aux grandes villes. En 2018, avant le Covid, j’écrivais un essai sur ce sujet, expliquant que nous sommes en train de passer d’un monde où nous vivons là où il y a du travail, vers celui où nous travaillons, là où nous voulons vivre. Cette bascule est essentielle dans l’approche future des politiques de logement.

Tous les travaux de prospective, comme l’approche empirique, portent à croire que nous abordons un nouveau cycle de dispersion. Les politiques de logement doivent s’en inspirer et ouvrir une perspective plus moderne qui ne se limite pas à la densification métropolitaine. À la suite de la crise des gilets jaunes, une note du Conseil d’Analyse Economique (Algan, Malgouyres, Senik, CAE#55, Territoires, bien-être et politiques publiques), analysait les symptômes de malaise, pour relever les limites de l’aménagement centralisé, et appeler à un nouvel équilibre mieux distribué sur le territoire.

Par conséquent, l’approche du logement, telle que nous la développons encore aujourd’hui, est obsolète ; elle est fondée sur des principes et des contingences qui datent de la fin du XVIIIe siècle. Elle doit évoluer.  Plutôt que de sédimenter des mesures correctives, nous devons impérativement prendre en compte les aspirations de qualité de vie et poser l’organisation de nouvelles échelles. Cette approche passe par un acte fort d’aménagement du territoire pour permettre à chacun « d’habiter » un lieu dans tous les sens du mot. Nous devons penser le logement de façon plus large : L’empreinte culturelle du territoire et les affinités qu’il génère, l’accès aux services publiques, le développement d’une économie diversifiée qui ouvre des perspectives d’emploi, participent des composantes essentielles d’une politique de l’habitat moderne, enracinée, ouverte sur l’ensemble de nos richesses géographiques.

Cette approche vise à combiner deux échelles : les villes moyennes, comme espaces de vie et d’accès aux services ; les métropoles comme plates-formes d’échanges et d’hybridation connectées au monde. Quatre axes stratégiques permettraient d’y parvenir : réintroduire un réseau de villes moyennes afin que chaque Français ait un accès équitable aux services publics ; inclure toutes les villes moyennes dans une ère métropolitaine et renforcer les fonctions de centralité des métropoles ; travailler une meilleure porosité entre les villes moyennes et les métropoles afin d’engager leur complémentarité ; construire des infrastructures numériques et de transport basées sur cette nouvelle armature. Ne pas le faire, expose la France à des phénomènes de développement asymétriques et de tensions croissantes ; à cause d’une attrition de l’espace vital dans les métropoles ; d’un mouvement erratique vers les territoires les plus attractifs, entrainant des problèmes d’éviction des populations locales ; avec l’émergence de nouveaux déserts français ; avec une standardisation de notre économie générant une détérioration de nos avantages comparatifs ; avec des difficultés croissantes dans la lutte contre le réchauffement climatique liées à des polarités et des pendularités excessives. Mais le plus grave procède de l’incapacité de l’acteur public à prendre en compte les aspirations des populations, au risque de contrarier les projets des Français, et d’enclencher sans cesse de nouvelles frustrations et par conséquence des crises à répétition.

Aujourd’hui l’État demande aux collectivités territoriales d’élaborer des documents d’urbanisme sans proposer de les inscrire, ni dans une vision géographique d’ensemble, ni dans une construction holistique qui mette en perspective les autres composantes de l’action publique. Cette approche, expurgée d’une vision politique authentique, se résume à des portées à connaissance technicistes et court-termistes qui génèrent autant « d’isolats urbains » qu’il y a de plans d’urbanisme. La sémantique parle d’elle-même : se loger n’est pas habiter. Toutes les crises récentes procèdent peu ou prou de ce vide. Car priver les gens d’habiter, c’est les priver d’espérer.