Dialogue entre Jean-Christophe Fromantin, président d’Anticipations et Loraine Donnedieu de Vabres-Tranié, présidente de Care-France. Propos recueillis le 4 février 2021
Rêvons ensemble comme une seule et même humanité.
Ces mots du Pape François restitués dans son Encyclique Fratelli tutti supposent que l’on soit capable de s’unir autour d’une même cause. À la fois réelle et accessible. Le rêve porte inévitablement une part d’espérance. Cette espérance agit alors comme une énergie inépuisable. Les organisations humanitaires vivent de ces énergies capables de fédérer autour d’une cause ; elles incarnent de nombreux enjeux, suffisamment concrets pour témoigner d’une fraternité vécue.
Cette fraternité vécue est à la croisée des chemins. Celui grâce auquel chacun prend conscience de ses possibilités et celui par lequel d’autres veulent donner un sens à leur vie. Le respect de l’autre, le don et l’engagement forment l’entrelacs qui alimente l’action humanitaire. Le fait de donner se distingue de
plus en plus de l’acte d’engagement. Le don est libératoire, l’engagement est exigeant. Chez Care-France, la moyenne d’âge de ceux qui donnent est d’environ 30 ans. Il faut probablement y voir une prise de conscience encourageante de la part d’une génération sur la réalité d’une communauté humaine ; mais
aussi une forme de résonance face à l’injustice de la grande pauvreté. « Les peuples de la faim interpellent aujourd’hui les peuples de l’opulence » avait écrit dès 1967 Paul VI dans l’Encyclique Populorum progressio. S’il est plutôt rassurant que cette interpellation trouve un écho dans la société, il est pour autant préoccupant d’observer à quel point le chemin est encore long. Avec 10 % de la population vivant dans l’extrême pauvreté (environ 730 millions de personnes avec un revenu inférieur à
1,90 $ par jour) et le risque que la crise du coronavirus projette 70 à 100 millions de personnes supplémentaires dans une grande précarité (source Banque Mondiale 2020), on mesure l’enjeu de cette prise de conscience et le besoin de fraternité vécue pour donner à toute la communauté humaine la dignité qui caractérise notre humanité.
Des zones entières échappent au radar des acteurs institutionnels et multilatéraux. Quand le Pape François, lors d’un message en 2017 à l’adresse de l’ONU, prône la création d’un Fonds mondial pour éradiquer la faim dans le monde, il rejoint en cela le mouvement opéré par les grandes ONG internationales pour se coordonner, se compléter ou s’associer, afin d’optimiser leurs actions. Mais aussi pour observer, comme pour alerter, compte-tenu de leurs positions privilégiées au plus près des populations, là où les Gouvernements échouent ou parfois, feignent de ne pas voir quand ils sont rattrapés par des politiques contingentes.
Dans l’urgence ou le long terme. Au Nord comme au Sud. Dans l’action pour le climat comme dans celle au service des minorités, l’action humanitaire est une vigie des valeurs universelles. Car, en matière de fraternité, aucun acteur n’a le monopole du sens. Chacun est légitime tant le champ est vaste.
Cette fraternité vécue – bien qu’elle s’inscrive dans un corpus de valeurs – n’en est pas moins professionnelle. Elle se réalise à travers une formidable ingénierie dont l’apport devrait toujours être subtilement dosé pour laisser au maximum les populations garder la maîtrise de leur progrès. S’appuyer sur les communautés locales, associer les parents aux efforts d’éducation de leurs enfants, s’inscrire dans le long terme pour ouvrir des parcours durables et solides devraient être les invariants d’une action
humanitaire réussie. Cette ingénierie a comme principe cardinal de faire du « terrain » son espace référentiel. Le terrain est un gage d’efficacité. Indispensable. Vrai. Il est à la fois le point de départ et le point d’arrivée de la plupart des programmes.
Il façonne la relation de confiance à travers laquelle les populations accompagnantes et accompagnées se confondent pour partager ensemble l’objectif à atteindre. Il enseigne la polyvalence et mobilise tous les talents. Il fabrique l’osmose à travers laquelle la fraternité prend tout son sens. L’action humanitaire
s’inscrit dans un équilibre très particulier entre le professionnalisme et les valeurs d’humanité. Pour celles et ceux qui en sont les acteurs et les actrices, elle est un métier autant qu’un engagement. Elle suppose de leur part des objectifs à atteindre mais aussi de réussir une mission avec sa part d’idéal, de renoncement et souvent d’abnégation. La société a souvent du mal à reconnaître les compétences singulières de ceux dont le métier touche précisément l’essentiel. Car ces acteurs échappent le plus souvent aux contingences de pouvoir et d’influence. Ils sont avant tout au service des autres.
Attachés à l’indépendance et à la neutralité qui fondent bien souvent leur raison d’être.
Les promesses du XXIe siècle doivent ouvrir vers de nouvelles rencontres. Sinon elles resteront des chimères. Quand Care France rappelle dans son rapport annuel qu’en 2020 le lancement d’une nouvelle Playstation a généré 26 fois plus de citation dans les médias que les plus graves crises humanitaires du
moment, on doit s’interroger. Que resterait-il de nos valeurs de fraternité si nous devenions indifférents à la dignité de nos contemporains les plus fragiles ? Si nous vivions la mondialisation simplement à travers les performances économiques, les plaisirs et les avantages qu’elle nous procure? Jusqu’à en oublier
nos responsabilités. Les réponses à ces questions peuvent être difficiles. Elles sont difficiles. Elles sont pourtant essentielles car personne ne peut affronter la vie de manière isolée. L’action humanitaire est souvent à l’avant-garde de ces rencontres et des enjeux qu’elles soulèvent. Ces rencontres tissent des liens authentiques. Avec audace. Sur le terrain. Elles appellent qu’on s’y engage pour rêver ensemble du meilleur de ce que nous avons en commun. Qu’on se le dise.